16 novembre 2011

En primeur, rien que pour vous !

À présent que le texte de ma nouvelle est en lice pour le concours d'écriture pan-canadien de la Zone d'écriture de Radio-Canada (les finalistes seront annoncés en février 2012), je la soumets ici à votre bon jugement. Ceux et celles qui me connaissent reconnaîtront certainement Estelle.

N'hésitez pas à me donner vos commentaires, bons ou mauvais. Même si je ne vise pas le prix Goncourt, peut-être un jour deviendrai-je, grâce à vous, un de ces écrivains émergents. Puis-je rêver un peu !
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Il faut toujours viser la tête* 

« Qu’ai-je donc fait ? Mais qu’est-ce qui m’est passé par la tête ? Oh, je veux  mourir… »

En cette soirée glaciale, Estelle n’a qu’une envie, celle de disparaître sous terre ou de rembobiner le fil de sa vie six heures auparavant. Plutôt que cela, elle longe les murs de la rue Duluth dans le quartier branché Plateau-Mont-Royal à Montréal, le bonnet jusqu’aux oreilles et la tête rentrée dans les épaules. Une seule pensée parvient encore à sortir de ses méninges : passer la plus inaperçue possible.

Fort heureusement, nous sommes en hiver. S’il avait fallu que cela arrive en plein été, avec tout ce monde qui se pavane en terrasse, se dit-elle pour mettre un peu de baume sur la catastrophe qui lui arrive.

Sur ce chemin qui la mène chez elle, son cœur saigne et la petite voix intérieure qui l’accompagne depuis quelques mois n’arrête pas d’en rajouter : « Tout ça, c’est la suite logique de ce qui ne tourne pas rond autour de toi, ma chérie. Non mais, qu’est-ce que tu attendais ? Des miracles ? Tu sais bien qu’ils ne se réalisent jamais ? Je te l’avais pourtant bien dit. »

C’est vrai, elle lui avait bien dit, cette voix amie, si fidèle et rassurante, et elle ne s’était pas gênée pour le répéter sans cesse ces derniers temps, tant et si bien qu’Estelle avait fini par la croire. Avec son moral en berne depuis quelques mois, elle n’en pouvait plus de cette tristesse lancinante qui s’était sournoisement répandue dans chacun de ses membres, l’empêchant d’avancer. Plus moyen de parler avec légèreté, plus moyen de penser sans pleurer, et plus moyen même d’aimer celui à ses côtés. La vue brouillée et la mine toujours basse, elle ne se reconnaissait plus. Elle ne s’aimait plus.

Bien sûr, il y a cette déprime hivernale qui l’enveloppe chaque année. Bien sûr, il y a la fatigue qu’elle a accumulée depuis l’arrivée de son beau bébé joufflu et gourmand. Bien sûr, il y a eu ce licenciement, le premier de sa vie. Mais il y a aussi cette difficulté qu’Estelle ressent de plus en plus à trouver sa place après plusieurs années de vie dans son pays d’adoption.

« Ici, on n'est pas tout à fait du pays et là-bas, on n'est plus tout à fait de là. Difficile dans ce cas de savoir où l’on va ... » affirme-t-elle souvent comme un pronostic sans appel qui justifie son mal-être. « Vous comprenez, c’est normal que cela arrive après un certain temps. En fait non, vous ne comprenez pas puisque vous ne l’avez pas vécu. » Et clac, fin de la discussion. Bref, toutes ces bouffées de nostalgie qui n’arrêtaient pas de lui monter à la tête ont sérieusement commencé à l’isoler, à l’étouffer.  Cette jeune femme, à la fois passionnée et résiliente, se sentait de plus en plus sur un fil, prête à perdre son équilibre. Elle devait agir et vite.

« Il fallait bien que je fasse quelque chose ! » se défend-t-elle ce soir auprès de sa petite voix, en marchant d’un pas lourd. Cette chose qu’elle regrette tant à présent au point de lui faire dresser les poils sur la tête.

Certes, il serait facile de jeter tout de suite la pierre à  la pauvre Estelle. Car elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Mais en y pensant bien, peut-être aurions-nous fait la même chose à sa place. Pas forcément de façon aussi radicale, on s’entend…

D’ailleurs, pourquoi cette fois-ci aurait-elle été différente des autres ? Estelle avait toujours opté pour cette solution pour changer le mal de place quand son moral était dans les chaussettes. Dans ce cas, elle en était encore convaincue, il fallait viser la tête. Oh bien sûr, elle avait bien essayé les jambes, les poings ou même la gymnastique du visage. Mais rien ne vaut la tête et ses attributs.

Alors, pour ne pas perdre l’équilibre sur son fil, elle pensait qu’une petite visite au salon saurait une nouvelle fois raviver la vie sous sa tignasse forcément fade à en crever. Et lui éviter une chute fatale.

Ce soir, pourtant, elle rage et vous met en garde : « à moins de très bien connaître votre coiffeur, sachez que celui-ci peut se transformer en bourreau et vous achever d'un coup de ciseaux. »

Elle rage aussi contre elle-même car son coiffeur a suivi à la lettre ses instructions. Car à situation ultra désespérée comme la sienne, un banal changement de coiffure ne suffisait pas. Que nenni. Estelle avait besoin d’un renouveau capillaire, d’une transformation extrême. Bref, d’une nouvelle tête.

Et que fait-on quand on a des cheveux fins et courts comme elle, et que l’on rêve de beaux cheveux jusqu’aux épaules que l’on aura peut-être jamais ? Facile, il suffit d’opter pour les rallonges, plus communément appelées « extensions » dans le métier. Ça fonctionne bien pour les vedettes du petit ou du grand écran. Pourquoi pas pour moi ? pensait Estelle, en se voyant déjà ressuscitée et tellement sublime qu’elle ferait tourner les têtes sur son passage.

Six heures plus tôt, à la fois excitée et fébrile, elle a donc pointé la tête avec ses cheveux peu fournis dans ce salon de coiffure qu’elle avait repéré sur le boulevard Saint-Laurent, en fermant bien sûr les yeux sur le fait que sa clientèle était habituée plutôt aux coupes rasta qu'aux légers balayages… « Je sais, je sais, j'aurais dû allumer mais, je te le rappelle, ma tête fonctionne depuis un certain temps au ralenti et mes yeux sont souvent brouillés. » dit-elle à son amie la petite voix qui n’arrête pas de lui dire qu’elle est tout simplement une tête de linotte.

Il est vrai qu’après deux tentatives ratées de teinture qui avaient déjà commencé leur œuvre de destruction, Estelle aurait dû prendre les jambes à son cou. Mais elle est restée sagement assise… pendant six heures d’affilée, le temps de pause des bandes de ces longs cheveux chatoyants qui feraient tourner toutes les têtes. Avec une impression désagréable de lourdeur entre ses deux oreilles, elle a finalement réglé sa facture salée, des trémolos déjà dans la gorge. Et elle est sortie à la face du monde.

Dans cette rue Duluth fort heureusement sombre et déserte, elle se dirige vers la maison. Le plus dur reste à venir : affronter le regard de son amoureux car elle sait qu’elle vient de faire une grosse gaffe. Va-t-il éclater de rire, l’engueuler, l’ignorer ou, pire, la chasser ? Elle rase les murs comme elle aimerait tant raser ces foutus faux poils.

Elle sonne, la porte s’ouvre et aucun mot n’est échangé avec lui. À quoi bon utiliser des mots quand une image en vaut mille. Elle se sent dévastée, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit. Avez-vous déjà essayé de dormir avec un casque de    moto ? Essayez donc pour voir. En revanche, son petit cerveau a travaillé fort. En se réveillant ce matin, la chevelure ridiculement en bataille et les yeux rougis, sa décision est prise.

Alors que les boutiques du boulevard Saint-Laurent ouvrent à peine leurs portes, la voilà déjà assise à la même place face à ce miroir qui a vu hier sa descente aux enfers. L’équipe du salon s’affaire de nouveau autour d’elle pour la libérer de son casque de moto. Après huit heures (oui, vous avez bien lu) de décollage à chaud de la colle – pas de danger que ce postiche s’envole au moindre coup de vent – elle est enfin libre, avec des brûlures sur le cuir chevelu et de vrais cheveux complètement morts.

Ne dit-on pas qu’il faut souffrir pour être belle ? Estelle ne sait pas qui est la personne qui a décrété cela. Mais si vous la connaissez, dites-lui qu’une rescapée aimerait bien lui dire deux mots.

* Titre librement emprunté au répertoire musical du groupe français Mickey 3D


4 commentaires:

  1. Je savais que cette histoire de cheveux était le déclencheur d'un roman à succès !!! Belle nouvelle Lydie et j'ai déjà hâte de suivre le parcours d'Estelle. xxx

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  2. Merci Julie !

    Ah, cette fameuse Estelle. Je crois que tu l'as connue un peu,
    n'est-ce pas... ?

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  3. chère Lydie : quelle délicieuse histoire... Il me semble qu'une très bonne amie (Huguette) a déjà vécu une expérience similaire.. ;-)

    Nancy

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  4. Oui, en effet, tu as bien raison. C'est un peu la même histoire que celle de notre très chère Huguette...

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