« De mon enfance », c’est un peu plus que ça; je t’ai
quittée à l’âge de 28 ans pour suivre mon amoureux, attiré par la culture
nord-américaine et décidé à y vivre le grand rêve. Tu comprendras que je ne
pouvais pas le laisser partir tout seul ! Pendant plus de treize ans, je ne
suis même pas revenue te voir. Pas que je fusse fâchée envers toi mais la vie
et ses aléas ont fait que les années ont passé très vite.
Ces derniers temps, on parle beaucoup de toi et pas
vraiment pour les bonnes raisons. Aujourd’hui, plus qu’avant, on te frappe, on
te fragilise et on te terrorise. L’ambiance chez toi est lourde, le moral au
plus bas, et l’avenir très sombre. Comment pourrait-il en être autrement ?
D’aussi loin que je suis, cela m’attriste énormément.
Impuissante, je me sens comme un petit soldat prêt à aller défendre la mère
patrie; moi qui n’ai pourtant aucun sens du patriotisme. Alors que bon nombre
de tes habitants veulent te fuir, j’ai envie de revenir vers toi. Bizarre, non
? En même temps, c’est tellement facile à dire quand on n’a pas cette menace
qui plane en allant simplement boire un verre sur une terrasse, en prenant le
métro ou en allant admirer des feux d’artifice…
Il est certain qu’au Canada, et au Québec où je vis, on
se sent nettement plus en sécurité. Au point d’être parfois déconnectés du
monde dans lequel on vit. Ici, il y a ce type d’angélisme de ceux qui n’ont
jamais connu. La seule véritable menace qui plane, ce sont les pitbulls… Loin
de la menace, il est plus facile de s’insurger, de se questionner, de décortiquer
et même de juger. Tellement plus facile de ne pas aller au-delà de la nouvelle.
Tellement plus facile de lancer toutes sortes d’hypothèses et d’explications
sur ce qui t’a menée dans un tel bourbier.
On met en cause tes ratés dans l’intégration de ta
population immigrante (vrai), l’éternelle discrimination à l’embauche (vrai),
la pauvreté d’une partie de plus en plus grande de ta population – et pas
seulement immigrante (vrai), la crise économique dont tu ne sais pas comment te
relever (vrai), les politiques internes et externes inefficaces de tes
dirigeants actuels et précédents, tous partis confondus (vrai); autant de
raisons qui peuvent en effet expliquer cela.
Les ratés d’hier
Pourtant, je crois que la situation d’aujourd’hui est
aussi née des actes d’hier à plus grande échelle en termes de responsables sur
la scène géopolitique. Comment ne pas penser à l’invasion de l’Irak ? Comment
ne pas penser à l’illusion des pays occidentaux de pouvoir transposer – ou
d’imposer – leurs propres notions de la démocratie ? Comment ne pas penser aux
promesses de lendemains qui chantent dans les pays du printemps arabe, restées
pour la plupart lettres mortes ? Comment ne pas penser au lucratif marché des
ventes d’armes qui ont enrichi et qui continuent d’enrichir ces mêmes pays
occidentaux qui font la morale (la France a cette désolante 2e place au
palmarès des plus grands vendeurs d’armes au monde) ? Comment ne pas penser à
ce capitalisme mondial ravageur, déclencheur de crimes contre l’humanité (oui,
oui, j’assume), tant tout n’est désormais que valeur marchande ? Comment ne pas
penser aux tragédies humaines qui se déroulent sous nos yeux notamment en Syrie
ou en République démocratique du Congo ? Comment ne pas penser à ces milliers
de migrants qui fuient l’horreur au péril de leur vie; une vie qui vaut bien
peu pour les passeurs. Pitoyable ce que des humains sont capables de faire
subir à d’autres humains… Le monde va mal – et pas seulement en France – et ce
n’est pas parce qu’on se trouve dans un endroit relativement épargné, comme
c’est le cas au Canada, qu’on ne doit pas se désoler. Pour ma part, c’est une
tristesse qui m’étreint un peu plus chaque jour.
Pour revenir à toi, douce France, tu incarnais – et
incarnes toujours – une ouverture aux autres. Chez toi vivent les plus
importantes communautés musulmane et juive d’Europe. Tu peux en être fière en
cette période de rejet – et même de haine – de l’autre. De ce fait, en cette
période troublée hors de tes frontières, ta laïcité pure et dure à la française
fait de toi l’ennemi à abattre. Pour preuve, les fous enragés qui te frappent
fort frappent tout le monde, sans distinction aucune: juifs, musulmans, hommes,
femmes, enfants, vieux, jeunes. Aucune considération de religion ou autre
idéologie ne peut justifier une telle folie meurtrière.
Une guerre avant tout économique
À croire bon nombre de Français, tu es à fuir comme la
peste tant ta situation sociale et économique est catastrophique. Faut dire
qu’en France, on aime bien tomber dans le drama et employer les grands
mots. Pourtant la crise économique se vit aussi ailleurs. Faut dire que notre
quotidien semble se limiter à sa courbe. Les principaux joueurs des marchés se
livrent une guerre pour grappiller ou conserver des parts de marché. Les médias
sont toujours plus alarmants quant à la situation : chutes des prix du
pétrole, capitalisations boursières, risques des taux de change, inflations des
coûts d’exploitation, boni faramineux, conflits d’intérêt, abus de pouvoir,
dégraissements des masses salariales et augmentation en conséquence des cours
des actions, passe-droits, escroqueries, déclins des budgets de l’éducation et
de la culture, surconsommation et endettement endémique, etc. Et j’en passe.
Même le Québec – et particulièrement Montréal qui semble
être l’eldorado pour de nombreux Français – est touché. Si le taux de chômage
n’est pas très élevé, il faut tout de même savoir que la pauvreté est quand
même grandissante à Montréal. De plus en plus de personnes doivent avoir deux
emplois pour joindre les deux bouts; aussi sont non considérés comme chômeurs
les chercheurs d'emploi de longue date, les travailleurs autonomes au statut
précaire de plus en plus nombreux, beaucoup par choix, d’autres parce qu’ils ne
parviennent pas à trouver un emploi dans un marché de l’emploi extrêmement
petit ou même saturé dans certains domaines d’activité.
Et la tendresse, bordel !
Tout ça pour dire, « douce France », que je te souhaite
de revenir à une certaine douceur, toi dont le mélange d’intelligence, du sens
de l’absurde et du cynisme et de l’amour du bon et du beau ne se retrouve nulle
part ailleurs. Certaines de tes qualités font ton charme naturel, d’autres
tapent sur les nerfs. Ton petit côté prétentieux n’est pas apprécié de tout le
monde. Mais bon, vaut mieux avoir la prétention de ses opinions – aussi
tranchées soient-elles – qu’une absence totale de celles-ci.
Aujourd’hui, il est temps que nous soyons indignés par
forcément à coups de démonstrations publiques mais individuellement. On ne
peut plus parler de la situation économique en Europe, aux États-Unis ou au
Brésil. C’est le modèle économique mondial dans son ensemble qui ne fonctionne
plus tel qu'il est et qui est à réinventer. Non plus uniquement en termes
de territoires ou de situations économiques (comme cette Europe qui n’est plus
qu’une simple zone euro) mais en termes de développement global et social. Je
rêve au retour d’une certaine tendresse dans le poids de nos mots. Je rêve en
couleurs ? Peut-être… De toute façon, la planète vit déjà à crédit.
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